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"A la lueur des lanternes rouges" extrait

Extrait du chapitre 1

Le train en provenance d’Angers dans lequel je me trouvais entra en gare à l’heure annoncée. Une dame face à moi me souriait poliment, n’imaginant pas un seul instant que dans moins d’une heure, je m’apprêtais à franchir la porte de l’inconnu, du vice et de l’argent facile.  Rien ne trahissait ma peur ni mon angoisse et pourtant à l’intérieur je bouillais. J’avais eu beau retourner le problème dans tous les sens, la décision que j’avais prise était le seul moyen d’amasser rapidement les fonds nécessaires pour concrétiser mon affaire, et ainsi ouvrir mon atelier de couture dans Paris.
Et cela, Hubert me l’avait bien expliqué. 

Je le connaissais peu, car il ne venait qu’une à deux fois par an rendre visite à sa famille. Il était surtout l’ami d’enfance d’un de mes cousins. À cette époque-là, je travaillais avec mes parents dans la ferme familiale, mais secrètement, je ne rêvais que d’une seule chose : coudre et créer mes propres tenues, avec l’espoir fou de pouvoir un jour vivre de ma passion. Je passais mon temps libre à lire les revues de couture que j’achetais avec mes minces économies. Je tombais en pâmoison devant les jolies robes et les bas de soie. Les femmes aussi belles les unes que les autres posaient avec leurs manteaux de fourrure, cigarette suspendue entre leurs lèvres rouges. Elles avaient dans leur regard une sorte de fierté de porter les robes de grands couturiers. Paris et les Parisiennes me fascinaient. Je voulais devenir la nouvelle Chanel et avoir le monde à mes pieds. J’étais prête à faire n’importe quoi pour y arriver.

Le temps était clément et depuis quelques semaines déjà, les crocus tapissaient les sous-bois alentour. C’est à la sortie de l’église par un dimanche printanier de 1936, que je le vis adossé au muret d’en face. Hubert, écrasant sa cigarette, me fit un signe de tête m’invitant à le rejoindre à faire un bout de chemin avec lui. Je ne compris pas sur l’instant l’intérêt soudain qu’il me portait, mais après quelques mètres arpentés à ses côtés, il rentra dans le vif du sujet. 
— Alors Annette, j’ai entendu dire que tu souhaitais ouvrir un atelier de couture ?
—Oui, balbutiais-je. Comment le sais-tu ? C’est mon cousin qui t’en a parlé ?
—Je le sais, c’est tout. Disons que j’ai les oreilles qui trainent.
Nous nous arrêtâmes de marcher et, ses yeux plongés dans les miens, il me dit, légèrement excité :
—Je peux t’aider si tu veux. Et tu sais aussi bien que moi que ce ne sera pas facile tant que tu resteras dans ce village, entourée de vaches et de champs. Tu en as conscience ?
—Oui, je le sais bien. 
Je le regardai hagard, ne comprenant pas où il voulait en venir. 
—Mais comment peux-tu m’aider ?
—Annette, il faut que tu saches déjà que je ne parle de cela qu’aux filles qui en valent la peine et en qui j’ai confiance. Et j’ai confiance en toi, Annette.
Il agrippa mon avant-bras, probablement pour que ses mots aient plus de puissance, puis il ajouta : 
—Ce que je vais te dire doit rester entre nous, tu m’entends ?
—D’accord.
—Jure-le-moi ! 
—Je le jure, promis-je.
—Avec ce que je vais te proposer, tu peux accéder à ton rêve très rapidement. J’ai un travail pour toi et il se trouve à Paris. 
—Paris ?
 Mon regard s’illumina d’un seul coup et mon cœur se mit à battre la chamade. Paris ! répétai-je pour être sûre d’avoir bien compris ce qu’Hubert venait de me dire. 
—Je savais que cela te plairait. J’ai eu la patronne encore ce matin au téléphone, elle est prête à t’héberger et te nourrir gratuitement. 
—La patronne ? Mais la patronne de quoi ? D’une maison de couture ? D’une école ? D’une boutique ? 
Les idées se chamboulaient déjà à vive allure dans ma tête. Il m’avait cueillie. 
—Non, pas exactement. Il s’agit bien d’une maison, mais pas de couture. En réalité, il s’agit d’un lieu un peu spécial.
—Un peu spécial ? Comment ça ? 
Il resta muet quelques secondes avant de poursuivre, comme s’il cherchait ses mots. 
— Tu devras simplement faire la causette et passer du bon temps avec des hommes qui viennent dans cet établissement, également très réputé soit dit en passant. 
—Du bon temps… avec des inconnus ?
—Oui. Certains sont veufs et ont besoin de distraction. De cette façon, ils se sentent moins seuls. Et puis, tu seras avec d’autres jeunes filles de ton âge pour la plupart et certaines un peu plus âgées. Tu n’auras rien à faire, ni ménage, ni commissions, ni repas. Tout sera pris en charge par la maîtresse de maison. 
—J’ai du mal à comprendre. Comment puis-je être nourrie et logée sans rien faire ? J’ai toujours appris que l’on n’avait jamais rien sans rien. Mes parents en sont la preuve vivante, ils travaillent sans relâche pour pouvoir nous nourrir correctement et subvenir aux besoins de la ferme. Ne me prends pas pour une gamine sans cervelle, Hubert. J’imagine qu’autant de filles à disposition pour aider de vieux messieurs, ce n’est pas juste pour leur faire la causette. 
Le silence s’était imposé de lui-même. Seuls les piaillements des oiseaux résonnaient dans la rase campagne où nous nous trouvions. 
—Tu as raison. Excuse-moi, je ne voulais pas te vexer. Je sais que tu n’es pas une gamine sans cervelle. Tu es, de surcroit, une très belle jeune femme, fraîche comme la rosée du matin.
Il s’était approché de moi. Son souffle chaud imprégné de la fumée de cigarette rentra dans mes narines. Il continua :
Bon, très bien. Si tu veux tout savoir, tu devras parfois satisfaire leurs besoins. 
Leurs besoins ? Je ne comprends pas Hubert, sois plus clair s’il te plait. 
Disons qu’il faudra être très avenante, compréhensive et gentille avec les gens de passage... et les habitués… surtout.  
Avenante… avec des gens… ? 
Et puis, tout s’éclaira soudainement :
Tu es en train de me proposer de me prostituer ? Je sais très bien ce qu’il se trame dans ces foutues maisons. Je ne suis pas née de la dernière pluie ! Et je ne suis pas si bête que ça, pour ta gouverne ! Je suis déjà allée en ville plus d’une fois, tu sais. 
J’habitais loin de la ville, mais je savais ce que cela signifiait. D’ailleurs, il y avait un bistrot à quelques kilomètres de là, où certaines filles étaient très « avenantes et gentilles ». Hubert me proposait d’intégrer une maison « pas très catholique » comme on disait par chez nous. Une maison dans laquelle les filles de mauvaise vie s’exhibaient et vendaient leurs corps. La colère prit le dessus. Mais pour qui m’avait-il prise ? Il m’avait bien regardée ? Il me pensait assez sotte pour imaginer que j’allais écarter les cuisses, juste pour ouvrir un atelier de couture ? J’étais une honnête fille et comptais le rester. Je voulais réussir par moi-même. […]

Extrait du chapitre 2

Je ne savais dire combien de temps j’attendis, seule, devant une imposante cheminée qui servait encore, à en juger le tas de cendres étalé dans l’âtre. La porte s’ouvrit brutalement derrière moi. Des pas résonnèrent sur le parquet pour ensuite s’étouffer sur le tapis feutré. Je n’osai bouger, ne sachant que faire. 
—Annette Dumont, tonna une voix rauque et sévère. 
La voix apparut devant moi sous un visage ridé et terne. Les yeux charbonneux de la vieille me fixèrent. Ses lèvres, aussi fines qu’une feuille de papier, crachèrent une épaisse fumée grisâtre dont le halo cendré me fit tousser. Elle recula en me fixant avec un sourire en coin que je n’aurais su traduire.   
— Assieds-toi, m’ordonna-t-elle en écrasant sa cigarette dans un cendrier déjà bien rempli. Moi, je m’appelle Viviane Duclos. Je dirige cet établissement. 
La femme devait avoir une bonne soixantaine d’années mais, en y regardant de plus près, j’avais surtout l’impression qu’elle était d’un autre temps. Elle saisit le document que je tenais entre mes mains. Hubert m’avait spécifié que je devais venir avec un certificat médical attestant de ma bonne santé. J’avais dû inventer un faux prétexte pour que mon médecin de famille me fasse un papier confirmant que je n’étais ni enceinte ni malade. Il m’avait souhaité bonne chance avant de me remettre le fameux document.  
— Comme ça, tu veux travailler chez nous ? me demanda la femme qui arborait de nouveau un sourire angoissant.
— Oui, répondis-je timidement. 
— Et pourquoi ne pas travailler aux champs dans ta campagne ou à l’usine comme tout le monde ? Pourquoi venir à Paris ? 
— Je… Je pensais que c’était plus… 
Je rougis ne sachant quoi dire. Que devait-elle penser de moi ? J’avais l’air gauche et totalement inexpérimenté. 
— Pour te faire de l’argent plus rapidement ? C’est ça ?
—…
— Tu as des projets, j’imagine ? On ne vient pas ici pour les beaux yeux des clients.
— J’aimerais ouvrir un atelier de couture.
—Un atelier de couture, c’est bien, c’est un beau projet ça. Tu sais coudre ? Tu fais tes robes toi-même ? 
—Il m’est arrivé d’en créer, mais ce n’est pas simple parce que je n’ai pas de machine à coudre. Je n’ai pas les moyens. 
—Effectivement, c’est ce que je vois, dit-elle quelque peu sonnée en regardant la tenue que je portais. Sais-tu exactement ce qu’il va t’arriver si tu travailles chez moi ?
— Oui, balbutiai-je. 
— Tu es sûre de toi ? Tu sais qu’en travaillant ici, tu rentres dans la fosse aux lions !

Elle me tendit une boite argentée dans laquelle se trouvaient ses cigarettes. Elles étaient alignées attendant patiemment d’être ôtées de l’étui. Je la remerciai gentiment en précisant que je ne fumais pas. Elle me regarda, stupéfaite, et s’exclama, en allumant une autre :
— Tu y viendras dans quelques jours.
Elle chaussa des petites lunettes rondes et prit son crayon de bois, prête à noter les informations me concernant.
—Bien, tu as 21 ans, tu habites à… Beaufort. Où est-ce ?
—C’est à quelques kilomètres d’Angers.
—C’est la rase campagne, n’est-ce pas ? Les champs, les poules et tout le tintouin. Tu es déjà montée à Paris ?
— Non c’est la première fois, madame. 
— Bon, souffla-t-elle, assez parlé. Pose ton sac et déshabille-toi. Ensuite, tu feras quelques pas. J’ai besoin de voir si tu conviens à la clientèle de notre établissement. Nous sommes l’une des maisons closes les plus réputées de Paris et devons offrir à ces messieurs nos plus belles filles. Néanmoins, nous n’arrivons pas encore à la cheville du Chabanais, du Sphinx ou du One Two Two. Mais je compte sur toutes les filles pour y arriver. 
Je restai interdite en entendant ces paroles. Je n’étais pas idiote, je savais très bien ce que je faisais ici, mais de là à me déhancher, nue, devant cette vieille femme. Que me voulait-elle ? Que verrait-elle de plus en m’exposant ainsi sous ses yeux fatigués ? Devant son impatience, je me pliai à sa demande. Je m’effeuillai maladroitement et dus me hâter face aux gémissements intempestifs de ma spectatrice. Si je voulais obtenir ma place à La lanterne rouge, il fallait que je me surpasse. Une fois dénudée, je me tins, frêle et tremblante, sous le regard pénétrant de la patronne. 
—Vas-y marche un peu, bouge, remue. Allez, ne reste pas plantée comme ça, les pieds enfoncés dans le sol. Je n’ai pas que ça à faire ! 
Je fis quelques pas maladroits, le regard baissé, la mine déconfite. Les larmes me montèrent aux yeux rapidement, mais je réussis tout de même à retenir ma vive émotion.
— C’est un peu gauche tout ça, murmura-t-elle en s’avançant vers moi. Si tu veux travailler pour moi, il va falloir mettre un peu plus de conviction. 
Son assurance et sa prestance m’impressionnèrent malgré son allure. Son corps potelé était enfermé dans une robe noire dont les coutures lui sciaient le gras de sa chair. Elle portait un chignon très serré dont quelques mèches restaient plaquées en forme d’accroche-cœur sur les tempes, et pour agrémenter le tout, une petite croix en or étouffait entre ses seins opulents. 
Elle attrapa mes cheveux et ajouta, 
— On va commencer par blondir ta tignasse qui est assez terne je dois dire, et évidemment te coiffer autrement ; les clients aiment par-dessus tout arracher les chignons des filles. Ca les excite, ça les rend fous. Tu te maquilleras beaucoup plus. Tes lèvres sont trop fines, il faudra les épaissir en mettant plus de rouge. Ta peau est blanche, ça me plaît, mais elle est un peu rêche. Nous verrons ce que l’on peut faire pour ça. 
Elle saisit mes hanches, pétrit mes fesses, malaxa ma poitrine. 
—Ça m’a l’air pas mal, tes seins sont fermes et tiennent bien en main. Tu as des hanches généreuses et des fesses rebondies. 
Elle recula de deux pas et observa mes chevilles et mes jambes puis s’arrêta sur mon bassin.
—C’est parfait, continua-t-elle. En plus, si j’en crois ta toison, tu es une vraie blonde et ça, ça ne court pas les rues, alors surtout ne te rase pas, certains clients recherchent des filles comme toi. Je vais te laisser aux mains de Luce, celle que tu as vue tout à l’heure, c’est elle qui s’occupe des nouvelles, entre autres. Ici les filles sont coiffées par Yvon tous les jours avant le service. Tu as des dessous ? Et par dessous, j’entends évidemment des dentelles seyantes et attrayantes, et pas le genre de frusques que tu portes actuellement. Tu as des bijoux, des souliers… vernis et pas terreux ? m’interrogea-t-elle en me dévisageant d’un air hautain.
Je savais bien qu’elle me prenait pour la petite provinciale ignorant tous les codes de séduction d’une jolie Parisienne et qui plus est, ceux des prostituées. Évidemment que non, je n’avais ni souliers ni dessous attrayants. 




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